Vladimir Jankélévitch (1903-1985)

Philosophe et musicologue français, Vladimir Jankélévitch est issu d’une lignée d’intellectuels juifs. D’origine ukrainienne, sa famille a immigrée en France vers la fin du XIXe siècle pour fuir l’antisémitisme croissant en Ukraine à cause des lois discriminatoires imposées par l’Union Soviétique.

Biographie sommaire

Né le 21 août 1903 dans la ville de Bourges, à 240 km au Sud de Paris, Vladimir Jankélévitch est le cadet d’une famille de trois enfants. Son père, Samuel Jankélévitch est un médecin de formation, mais s’est aussi occupé de la traduction en français des principales œuvres de Schelling, de Hegel ou encore de Freud. Il a également publié quelques articles dans des revues de philosophie.

Le parcours scolaire de Vladimir Jankélévitch scolaire se concentre à Bourges et à Paris, où il fréquentera le Lycée Montaine et le Lycée Louis-le-Grand. En 1922, il commence son cursus universitaire en étudiant la philosophie à l’Ecole Normale Supérieure. Un an plus tard, en 1923, il fera la connaissance du philosophe Henri Bergson, avec lequel il aura une véritable relation d’amitié jusqu’à la mort de celui-ci en 1941. D’ailleurs, Bergson a exercé une forte influence sur la pensée du jeune philosophe qu’il était à l’époque.

En 1924, Vladimir Jankélévitch rédige son mémoire de fin d’étude intitulé « Le Traité : la dialectique », sous l’encadrement du philosophe Emile Bréhier. Durant les deux années qui suivront, il publiera quelques articles qui traitent des principaux auteurs de la philosophie de la vie et du mysticisme dans la littérature russe contemporaine. Vladimir Jankélévitch passera avec succès le concours d’agrégation en philosophie en 1926. D’ailleurs, il a obtenu la meilleure note du concours de cette année-là. Son agrégation en poche, il quitte la France en 1927 pour devenir professeur à l’Institut français de Prague. Jankélévitch occupera ce poste pendant cinq ans. Durant cette période, il a également publié des articles dans lesquels le philosophe développe et explique sa conception vitaliste du monde. En 1933, Vladimir Jankélévitch revient à Paris pour terminer sa thèse consacrée au philosophe allemand Friedrich W. J. Schelling et intitulé « L’Odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de Schelling ».

Il deviendra ensuite professeur de philosophie pour des lycéens à Caen puis à Lyon. Ce n’est qu’en 1936 qu’il deviendra professeur des universités ; d’abord à l’Université de Toulouse puis à Lille, où il enseignera la philosophie morale.

Au moment de l’occupation de la France par l’armée allemande (le Wehrmacht) et l’armistice de Compiègne en 1940, Vladimir Jankélévitch rejoint la Résistance et organise des conférences dans des cafés devant ses élèves. Un an plus tard, il a pu publier ses deux ouvrages, Nocturne et Mensonge, grâce à ses anciens élèves du Lycée du Parc à Lyon. En 1944, après la libération, Jankélévitch produit et organise des concerts qui seront diffusés sur Radio Toulouse-Pyrénées. Durant l’année 1947, il quitte son poste de professeur à la Facultés des Lettres de Lille et décide se marie à Alger. Un an après la mort de sa mère, en 1951, il est nommé professeur de philosophie morale à la Sorbonne à Paris, où, d’ailleurs, il succède au philosophe René Le Senne. Sa fille, Sophie, naitra deux ans plus tard, en 1953.

C’est en 1954 que Vladimir Jankélévitch publie sa toute première œuvre majeure dans le domaine de la métaphysique qui s’intitule « Philosophie première ». À partir de 1963 Jankélévitch enseignera également à l’Université Libre de Bruxelles qui lui décernera le titre honorifique de Docteur honoris causa en 1965. En 1975, Vladimir Jankélévitch a démissionné de son poste à la Sorbonne, mais y a tenu quelques séminaires jusqu’au moment de sa retraite en 1979.

Vladimir Jankélévitch est mort le 6 juin 1985 et a été enterré au cimetière de Châtenay-Malabry.

Philosophie

Le travail philosophique de Jankélévitch, en particuliers ses premiers essais, est dans la lignée de Bergson et de Simmel. Tout en restant dans la tradition de Bergson, il a continué à penser la philosophie de la vie et est allé au-delà. Il a notamment fait de la mort un point de référence central dans sa pensée. Fasciné par le paradoxe, il traite de Plotin, de l’idéalisme allemand et du mysticisme russe. Dans les écrits critiques de Jankélévitch, on peut percevoir des influences de Nietzsche. Par ailleurs, en termes de moral théorique, sa pensée s’approche plus de l’éthique matérielle des valeurs de Scheler que de l’éthique proposée par Kant. En raison de l’accent subjectif de ses réflexions, au centre desquelles se trouve l’homme avec un grand « H », on a prêté à Jankélévitch une certaine affiliation à l’existentialisme au sens large.

Comme Aristote, Raine et Krishnamurti, Jankélévitch était un penseur profond conscient des avantages et des inconvénients des choses. Pour lui, les deux cerveaux de la pensée, à savoir l’exploration et la réflexion, obstruent la pureté de l’expérience.

Morale

Vladimir Jankélévitch, dont le choix de thème est fortement influencé par l’expérience de la Résistance, écrit entre autres à propos du dévouement, d’innocence et du mal, de la décadence, du mensonge, du paradoxe et de la morale, de la sincérité et du pardon, ainsi que de l’ironie. Jankélévitch n’a pas créé de système ni construit des jugements moraux. Il propose une méthode de pensée subjective et améliorée typique de la philosophie de la vie.

Ainsi, Jankélévitch fait valoir les expériences et les sentiments par rapport aux différentes catégories de l’entendement. Pour lui, la simplicité du cœur et la sympathie exprimée avec la bonne intention, est un critère de comportement éthique. On peut également tirer de ses écrits que les modèles abstraits, généralement contraignants, de la pensée ne pouvait pas rendre justice à la gravité de l’existence et la situation subjective.

Engagement et liberté

Contrairement à l’existentialisme, la liberté des choix exprimée par Jankélévitch représente une conception américaine de la liberté qui s’installe dans les pensées et les discours, mais ne peut s’appliquer que sur un niveau d’action. Selon Jankélévitch, la liberté ne s’exprime pas dans l’idée de s’engager ou de s’abstenir de le faire. En fait, la liberté et l’engagement sont identiques. Jankélévitch définit l’engagement comme une décision pour accès sur le bien. Cette décision doit être prise avec tout son cœur sans laisser place aux failles. Il faut alors laisser de côté les pseudo-problèmes philosophiques pour que l’engagement ait immédiatement un effet libérateur.

À cet égard, Jankélévitch définit un homme libre comme quelqu’un qui est tout à fait authentique et l’autodétermination dont il fera preuve se manifestera non pas par des paroles, mais par des actes libérateurs. Pour Jankélévitch, la philosophie a d’abord et avant tout une signification pratique. Il soutient notamment que la tâche de l’Homme n’est pas de parler, mais d’agir.

Le mensonge

Dans l’essai « Du Mensonge », Jankélévitch souligne l’importance qu’il attache à l’action émotionnelle et fait preuve d’originalité, car il évite la culpabilité classique du mentir en faveur de la responsabilité mutuelle. Dans la pensée de Jankélévitch, l’origine du mensonge est la rivalité concurrentielle, l’impossibilité de la coexistence, comme cela se produit, par exemple, dans les relations hiérarchiques. Jankélévitch explique que, généralement, les individus ont tendance à se mettre en situation d’auto-défense ou utilisent la ruse pour faire valoir leurs propres intérêts. Ces pratiques leurs permettent de se sortir d’un état de violence, mais, à long terme, elles ont un caractère fragile. Ainsi, en faisant des fautes répétées qui conduisent à la perte d’impureté et d’authenticité de la personne, conduisant à avoir une fausse image de soi, le menteur prend un risque supplémentaire.

Lorsqu’il décrypte le mensonge, Jankélévitch ne fait pas appel à la perspicacité intellectuelle, mais aux compétences psychologiques de la tromperie. Ainsi, Jankélévitch pense que seul l’amour et la miséricorde pouvaient convertir le menteur à la vérité. D’ailleurs, à ce sujet, Jankélévitch écrit dans son essai intitulé « Du Mensonge » publié en 1942 : « La cause fondamentale du mensonge est le manque de générosité, et la générosité seule, parce qu’elle est la source de l’existence retrouvée, nous fera innocents et transparents comme au premier matin de monde. » De même, pour Jankélévitch, la vérité sans cœur est moralement plus répréhensible que le mensonge, puisque ses conséquences peuvent causer de grands dommages.

Le pardon

Dans le cadre de la réflexion sur les crimes liés à la collaboration durant la seconde guerre mondiale, Jankélévitch a fait valoir que l’Holocauste était quelque chose de presque surnaturelle dans laquelle s’est révélé « le mal pur et ontologique ». Les nazis ont commis un crime contre l’humanité en refusant l’existence de la population juive. Jankélévitch juge cet acte comme impardonnable. Pour Jankélévitch, tout acte qui nie l’essence d’une population en tant que membre à part entière de l’humanité doit être fermement condamné.

Même s’il a été vivement critiqué à ce sujet, Jankélévitch va aussi traiter de la notion de passé. Le manque de remords des Allemands, la banalisation de l’Holocauste, l’amnésie collective et l’absence de traitement du passé ; voilà toutes les raisons pour lesquelles Jankélévitch se sentait obliger de se souvenir de l’Holocauste. Pour lui, l’oubli serait une grave insulte aux victimes, un manque de sérieux et de dignité, une frivolité honteuse.

La métaphysique

À travers sa confrontation du mysticisme russe et espagnol contre la tradition française qui se caractérise par l’empirisme et le matérialisme, Jankélévitch fait valoir que les méthodes des sciences naturelles ne sont pas appropriées pour capturer le sujet des sciences humaines. Jankélévitch distingue d’ailleurs trois niveaux d’existence, à savoir l’empirisme, le méta-empirisme et la métalogique. Chacune d’entre elles possèdent leurs propres responsabilités.

D’ailleurs, en matière de métaphysique, Jankélévitch a crée le concept de « Presque-Rien ». Selon Jankélévitch, le « Presque-Rien » désigne un temps dont la durée est si courte que la naissance et la disparition ont lieu presque simultanément. Similaire au flash, la présence du « Presque-Rien » est le produit d’une incidence intuitive ou d’une expérience mystique. Ce moment n’appartient pas à une chaîne d’événements et ne découle pas nécessairement du passé. Au contraire, pour Jankélévitch, le « Presque-Rien » est un moment isolé, où l’avenir n’a pas sa place et sans possibilité de développement. Jankélévitch explique que l’approche « Presque-Rien » est la face extrême de chaque être. Ainsi, ce n’est qu’avec des moyens intuitifs qu’une connaissance de la métaphysique est possible.

La mort

Peut-on se faire une idée du néant, de l’existence et de la conscience ? Peut-on penser à la mort ? Dès le début de « La mort », l’un de ses œuvres majeures, Jankélévitch précise qu’il n’y a presque rien à dire au sujet de la mort : « Nous savons seulement que cela se produira, et nous nous efforçons, par ailleurs, pour renverser le scandale de la mort, de nous cacher ou de nous donner un espoir qu’il existe une autre vie après la mort ». Jankélévitch rejette cette excuse. Pour lui, la mort est un Organon-Obstaculum (outil et obstacle), car d’une part elle met toutes les activités à la fin, de l’autre elle marque une prise de conscience de la limitation de la vie dans le but d’améliorer les moments individuels.

La mort

1966 : La Mort, Paris, Flammarion, 426 p. ; 1977, 3e éd.

De la façon dont Jankélévitch voit la mort, il s’agit tout simplement d’un paradoxe d’une futilité significative, car elle détruit la vie, mais en même temps, elle est aussi la condition sine qua non de l’existence d’un individu.

La philosophie de la musique

rubon8.jpg
© https://jankelevitch.fr

Au total, Jankélévitch a publié douze livres sur des compositeurs et leurs musiques. Parmi les représentants du post-romantisme et de l’impressionnisme, c’est surtout Liszt, Fauré, Ravel et Debussy qui l’intéressait. Pour Vladimir Jankélévitch, la musique joue non seulement un rôle esthétique mais aussi philosophique : « Elle exprime l’inexprimable, le Je-ne-sais-quoi et le Presque-Rien qui donne du sens à la vie lorsqu’elle atteint sa limite ». Jankélévitch explique que la musique est une représentation du sérieux et la frivolité, de la profondeur et de la superficialité, du sens et du non-sens en même temps qu’elle trace un trait qui fait office de lien entre la métaphysique et l’éthique.

Dans « La Musique et l’Ineffable » publié en 1961, Jankélévitch traite des problèmes classiques de la philosophie de la musique, y compris la métaphysique et l’ontologie. Ce sont les points de départ d’un examen soutenu et d’un démantèlement de l’idée herméneutique musicale dans son sens classique. La musique, soutient Jankélévitch dans le livre, n’est pas un hiéroglyphe, ni un langage, ni un système de signe. Selon le philosophe, elle n’exprime pas non plus des émotions, ne dépeint pas des paysages ou des cultures, et ne raconte pas d’histoires. Par ailleurs, Jankélévitch soutien que la musique ne peut pas être emprisonnée dans la notion glaciale et morbide de la structure pure ou du discours autonome. Pourtant, si les œuvres musicales ne sont pas un algorithme de chiffrement en attente d’un décodeur, Jankélévitch explique que la musique est fortement liée à l’expérience humaine.

Enfin, dans cet ouvrage, Jankélévitch nous rappelle que la musique est faite pour être entendue, pas pour être sujet à discussion. De manière intangible, Jankélévitch croit que la musique existe, elle s’attaque aux domaines de l’abstrait et de l’éphémère. Il ajoute que chaque personne qui entend de la musique associe des sons à des images et à des sentiments personnels. Ainsi, Jankélévitch insiste sur le fait que la musique est un phénomène autonome qui est indépendant de nos tentatives de déchiffrement ou de caractérisation. Pour cette raison, Jankélévitch considère la relation musique-langue comme une affaire à sens unique. Il déclare notamment que la musique peut susciter des discussions interminables, mais la conversation ne donne rien à la musique. Toujours dans « La Musique et l’Ineffable », Jankélévitch écrit : « Directement, en soi, la musique ne signifie rien, si ce n’est pas convention ou association. La musique n’est rien mais veut tout dire à la fois.

Il convient enfin de noter que les subtilités musicales avaient un grand intérêt pour Jankélévitch. Il était captivé par les moindres gradations sonores. Pourtant, son ressenti était plus testimoniales qu’analytiques ou explicatives. C’est tout le paradoxe de la pensée de Jankélévitch en matière de philosophie de la musique.